XV
LES HOMMES D’ABORD

Bolitho avait eu beau tout mettre en œuvre pour soutenir le moral de l’équipage soumis à l’isolement imposé par Pomfret, la réalité fut, et de loin, bien pire qu’il ne s’y attendait. Les semaines se succédaient. L’Hyperion naviguait sans relâche dans un vaste rectangle de mer ouverte, vide. Seules la vision fugitive des côtes françaises dans le lointain ou l’apparition à l’horizon d’une ombre fugace, l’île de Cozar, rompaient la monotonie des jours.

Ils avaient croisé deux fois le sloop Chanticleer, mais ces rencontres n’apaisèrent guère l’inquiétude croissante de Bolitho. La mission assignée au sloop était plus odieuse encore que celle dont était chargé le deux-ponts car le climat méditerranéen, totalement imprévisible avec ses coups de mistral et ses calmes exaspérants, était beaucoup plus dur à supporter à bord d’un si petit navire. Le commandant Bellamy s’abîmait dans la perplexité : le quartier général de Pomfret les laissait dans une ignorance totale. D’incertaines rumeurs couraient. On disait que les Français pilonnaient Saint-Clar avec des pièces de siège, que l’étreinte de l’ennemi s’était resserrée au point qu’il n’était plus sûr de sortir dans les rues.

A bord de l’Hyperion, ces conjectures n’avaient pas grand impact ; sur les ponts encombrés du vaisseau, on tâchait de vivre au quotidien, jour après jour. Bolitho savait que ses hommes avaient fait de leur mieux pour étouffer leur déception et leur ressentiment ; ils s’étaient conformés à ce qu’il attendait d’eux : pendant un mois complet, le navire avait été le théâtre de concours et de rivalités amicales de toute nature ; on avait organisé des concours de maquettes, de matelotes et de gigues, des prix avaient été distribués pour la plus belle sculpture sur dent de cachalot, et pour tous ces petits objets d’artisanat que les matelots les plus anciens confectionnaient avec amour de leurs propres mains : petites tabatières ciselées, découpées et polies à partir de morceaux de bœuf salé durci, peignes et broches fignolés à partir de morceaux d’os et de verre.

Mais cela ne pouvait pas durer. Des querelles sans importance dégénéraient en rixes ; le flot des revendications enflait et se propageait comme une traînée de poudre au sein de cette communauté fermée. Les hommes en venaient même à s’affronter : une fois, un officier marinier fut frappé au visage par un matelot hors de lui ; ce dernier, naturellement, reçut le fouet. D’autres eurent bientôt à subir le même châtiment. La vague de mécontentement et d’agitation gagna peu à peu le rang des officiers. Au cours d’une partie de cartes dans la grand-chambre, Rooke avait accusé le commissaire de tricher ; sans l’intervention énergique de Herrick, le sang aurait peut-être coulé. Mais le second, en dépit de sa vigilance, ne pouvait avoir l’œil à tout.

Le seul allié du commandant était la clémence du temps ; mais au fil des semaines, il empira considérablement. Il arrivait aux gabiers de prendre un ris et de le larguer moins d’une heure plus tard ; ils étaient si fatigués qu’ils n’arrivaient plus à trouver la force de manger. Qui plus est, la qualité des repas s’était terriblement dégradée : toutes les réserves de nourriture fraîche embarquées à Saint-Clar étaient épuisées, et l’on devait désormais se contenter de rations de bœuf ou de porc salés, et de biscuits de mer.

Au cours de la onzième semaine de patrouille, l’Hyperion faisait route au près serré à la limite sud de sa zone quand le mistral, qui faisait rage depuis plusieurs jours, tomba brusquement ; le vent recula et vint la pluie.

Bolitho, debout du côté au vent de la dunette regardait la pluie s’avancer vers le navire comme un rideau d’acier ; nu-tête et sans manteau pour se protéger, il laissa la pluie lui gifler le visage et la poitrine jusqu’à ce qu’il fût complètement trempé. Comparée à l’eau putride qui croupissait dans les barriques à fond de cale, la pluie était aussi savoureuse que le vin le plus fin. Il vit que, comme lui, les hommes qui œuvraient sur le pont supérieur s’exposaient à l’averse avec volupté, comme pour se laver de leur désespoir.

Tomlin, le bosco, fit établir en toute hâte des gouttières de toile sous le gaillard tandis que Crâne, le tonnelier, houspillait ses hommes qui disposaient des futailles vides, afin de recueillir l’eau avant que la pluie ne cesse. Désormais, le navire n’aurait même plus l’excuse de retourner au port pour faire aiguade, songea Bolitho avec un sourire forcé. Comme un allié avait vite fait de se muer en ennemi !

Herrick, les cheveux ruisselants plaqués sur le front, traversa le pont.

— Quand ça s’éclaircira, nous devrions apercevoir Cozar par la joue bâbord, commandant.

Il eut une grimace :

— Ce sont toujours les mêmes amers que nous reconnaissons !

Il n’avait que trop raison. La reconnaissance de Cozar marquait seulement la fin de la traite sud de leur patrouille. L’Hyperion allait faire demi-tour et revenir lentement en direction de la côte.

Le navire gîtait fortement sous l’effet du vent ; insoucieux de la pluie et des embruns qui lui arrosaient l’échine et les jambes, le capitaine de vaisseau était courbé au-dessus de la lisse. A chaque coup de roulis, il apercevait sans effort les longues algues qui drapaient les œuvres vives du vaisseau. Une véritable jungle sous-marine, songea-t-il avec amertume. Il n’était pas étonnant que l’Hyperion fût si lent : voilà des années que cette végétation se développait. Chaque algue représentait un nautique d’océan passé sous sa quille grêlée, chaque anatife et chaque coquillage cent tours de la barre à roue. Bolitho sentait le goût du sel entre ses dents ; quand il releva la tête, il vit que la pluie les avait dépassés et ébouriffait la crête escarpée des vagues en s’éloignant vers l’est.

— Holà, du pont !

La voix de la vigie en tête de mât dominait le vent :

— Voile en vue par la joue bâbord !

Bolitho croisa le regard de Herrick. Tous deux s’attendaient à ce que la vigie annonçât la terre, c’est-à-dire Cozar. La présence d’un bateau était si inattendue que cela représentait un événement d’importance.

— Larguez le deuxième ris, monsieur Herrick ! ordonna aussitôt Bolitho. Nous allons laisser porter dans sa direction et jeter un coup d’œil.

Ils ne risquaient pas de manquer ce navire imprévu : au moment où ses huniers furent éclairés par un rayon de soleil brutal perçant entre les nuages, il vira de bord et mit le cap sur l’Hyperion.

Piper était déjà dans les haubans d’artimon avec sa longue-vue quand le premier pavillon se déploya sur les drisses du contre-bordier :

— C’est le Harvester, commandant !

Il postillonnait d’abondance ; une gerbe d’embruns jaillissant par-dessus le pavois au vent avait bien failli le faire tomber de son perchoir. Il hoqueta :

— Harvester à Hyperion : « J’ai des dépêches à bord. »

Bolitho frissonna ; il essayait de ne pas se laisser emporter par de grandes espérances :

— Préparez-vous à mettre en panne, monsieur Herrick ! Laissons le commandant Leach faire le travail à notre place.

L’Hyperion avait à peine achevé son évolution que la gracieuse frégate était déjà toute proche : on pouvait voir les grandes traînées de sel sur sa coque, et les taches de bois nu là où la mer implacable avait arraché la peinture, comme à coups de couteau. Alourdies par la pluie, les voiles de l’Hyperion à la cape claquaient sèchement comme des armes à feu en faseyant au vent.

Bolitho regarda les vergues de la frégate pivoter au vent de façon vertigineuse ; le pont étroit du Harvester gîtait dans sa direction tandis que Leach faisait évoluer son navire pour prendre la cape sous le vent de l’Hyperion.

— C’est curieux, commandant, observa Herrick. Il aurait pu filer une ligne pour laisser dériver les dépêches jusqu’à nous. Avec ce vent, le canot va souffrir.

Le Harvester affalait déjà une chaloupe et, quand celle-ci finit par se détacher de la muraille de la frégate, le commandant de l’Hyperion observa que ce n’était pas un simple aspirant qui était assis dans la chambre d’embarcation, mais le commandant Leach en personne.

— L’affaire doit être d’importance.

Bolitho se mordit la lèvre : une lame ourlée d’écume avait presque jeté l’embarcation en travers.

— Dites à M. Tomlin de détacher des hommes pour la crocher le long du bord !

Quand enfin Leach prit pied sur le pont de l’Hyperion, c’est tout juste s’il s’accorda une seconde de pause pour reprendre son souffle ; le bicorne ruisselant et de guingois, les yeux rougis par la fatigue, il se hâta vers la dunette à l’arrière.

Bolitho s’avança d’un pas vif à sa rencontre :

— Bienvenue à mon bord ! Jolie manœuvre en vérité, comme je n’ai guère eu l’occasion d’en admirer dernièrement.

Leach regardait la chemise sale de Bolitho et sa chevelure ébouriffée, comme s’il avait peine à le reconnaître. Mais il n’avait pas le sourire :

— Puis-je vous voir seul, commandant ? demanda-t-il.

Bolitho, conscient des regards de tous ses officiers, se tourna vers la poupe : l’apparition de la frégate avait mis le vaisseau en émoi. Tout valsait dans sa cabine, mais il commença par administrer à Leach un plein verre de cognac avant de lui demander :

— Quelle affaire vous amène donc ici ?

Leach s’assit dans un fauteuil de cuir vert et déglutit péniblement :

— Je suis venu vous demander de bien vouloir revenir à Saint-Clar, commandant.

Il passa un doigt sur ses lèvres gercées par le sel, que le cognac était en train de brûler.

— Les dépêches, demanda Bolitho, est-ce qu’elles émanent de l’amiral ?

Leach, très soucieux, se contenta de regarder le bureau :

— Je n’ai pas de dépêche, commandant. Mais il me fallait bien vous donner une raison pour vous faire mettre en panne. La situation est bien assez grave, sans en rajouter.

Bolitho s’assit :

— Prenez votre temps, Leach. Arrivez-vous de Saint-Clar ?

— Non, de Cozar. Je viens d’embarquer la dernière poignée de nos soldats.

Il leva sur Bolitho un regard désespéré :

— Après cela, j’avais ordre de vous joindre, commandant. Voilà deux jours que je vous cherche.

Il regarda Bolitho lui verser un autre verre :

— J’ignore en vérité si ma démarche est conforme à mon devoir, ou si je suis en train de me rendre coupable de mutinerie. Les choses en sont à un tel point que j’en viens à douter de mon propre jugement !

Bolitho expira longuement, il essayait de détendre ses muscles raides :

— Saint-Clar est en difficulté, d’après ce que je comprends ?

— Voilà des semaines que les Français pilonnent le port, approuva Leach d’un mouvement de tête. Je patrouillais les atterrages sud mais, chaque fois que je touchais le port, la situation avait empiré. L’ennemi a lancé une fausse attaque du sud-ouest, qui a attiré hors de ses positions l’infanterie espagnole.

Il eut un soupir :

— La cavalerie ennemie les a taillés en pièce ! Ça a été un massacre ! En fait, nul ne savait que les Français avaient de la cavalerie sur place ! De surcroît, c’étaient des troupes d’élite, des dragons venus de Toulouse !

— Quelles sont les intentions de l’amiral, Leach ?

La voix de Bolitho était calme mais il bouillonnait intérieurement en s’imaginant les fantassins en déroute massacrés sans pitié à coups de sabre.

Leach se leva d’un bond ; son visage était de marbre :

— Eh bien, nous y voilà, commandant. Sir Edmund se tait ! Pas d’ordre, aucune disposition pour contre-attaquer ou évacuer !

Il dévisageait Bolitho avec une sorte de désespoir :

— On dirait que le commandement repose à présent sur le commandant Dash. C’est lui qui m’a demandé de vous trouver et de vous ramener.

— Avez-vous eu une entrevue avec sir Edmund ?

— Non, commandant.

Leach leva les bras en signe d’impuissance, puis baissa la tête :

— Je le crois malade, mais Dash ne m’en a pas dit long. La situation est désespérée, commandant ! Partout, la panique ! Si l’on ne fait rien, toutes nos forces vont tomber aux mains de l’ennemi…

Bolitho se leva et passa devant le bureau :

— Vous avez à votre bord, dites-vous, la garnison de Cozar ?

— Il n’y avait qu’un jeune enseigne, et quelques chasseurs à pied, commandant.

— Et les bagnards ?

— Je n’avais aucun ordre les concernant, répondit Leach d’une voix blanche. Alors, je les ai laissés.

Bolitho sursauta, et pressa ses lèvres l’une contre l’autre : à quoi bon condamner Leach, le traiter d’imbécile inhumain ? Les difficultés et les angoisses qui le rongeaient sautaient aux yeux. Dash était capitaine de pavillon : l’initiative qu’il avait prise sans ordre signé de la main de Pomfret l’exposait à passer en cour martiale, pire peut-être.

— Merci pour votre probité, répondit-il d’une voix égale. Je vais rentrer à Saint-Clar sans délai.

Il entendait sans émotion les mots qu’il venait de prononcer : en acquiesçant à la suggestion de Leach, il sortait de son rôle de spectateur, il entrait dans la conspiration. Il raffermit sa voix :

— Mais avant de me suivre, vous allez retourner à Cozar et embarquer tous les bagnards, jusqu’au dernier. Compris ?

Leach approuva de la tête :

— Si tel est votre désir, commandant !

— C’est un ordre ! Je leur ai donné ma parole. Ils ne sont pour rien dans tout cela. Je refuse de les faire souffrir davantage.

On frappa à la porte.

— Pardonnez-moi, commandant, dit Herrick, mais le vent fraîchit de nouveau. Bientôt, on ne pourra plus renvoyer la chaloupe au Harvester.

Bolitho opina :

— Le commandant Leach nous quitte à l’instant.

Il croisa le regard interrogatif de Herrick et ajouta :

— Dès qu’il sera reparti, vous ferez servir et tracerez la route pour Saint-Clar. Et je souhaite faire force de voiles, compris ?

Herrick disparut comme une flèche et Leach conclut d’une voix atone :

— Merci, commandant. Quelle que soit la tournure que prendront les événements, je ne regretterai pas d’être venu vous trouver.

Bolitho lui étreignit la main :

— J’espère qu’aucun de nous deux n’aura à le regretter !

Dès que la chaloupe de la frégate eut alargué, les vergues massives de l’Hyperion pivotèrent ; les voiles s’emplirent les unes après les autres et les gabiers se précipitèrent dans les hauts pour étouffer les faseyements de la toile déchaînée ; ils s’arc-boutaient contre la pression des voiles et leurs mains crachaient dans la toile tandis qu’ils luttaient pour ne pas choir sur le pont ou dans les flots écumants le long du bord.

Herrick essuya les embruns qui lui brouillaient la vue et hurla :

— Y a-t-il quelque malheur à Saint-Clar, commandant ?

Bolitho sentit le pont se cabrer sous ses jambes écartées. Le vieux navire souffrait. Il entendait les espars et les étais grincer sous la violence des tensions qu’il leur imposait, mais il écarta de son esprit ces protestations tandis que les voiles, une à une, faisaient ventre au-dessus de la puissante carène.

— Je le crains, Thomas. Il semble que l’ennemi resserre son étreinte autour du port.

Avant que Herrick ne pût lui poser une autre question, il s’éloigna vers la lisse au vent. Il était inutile qu’il précisât à son second que, selon toutes les apparences, l’agonie de Saint-Clar était causée essentiellement par des raisons internes : Herrick concevrait quelque ressentiment à être ainsi laissé à l’écart mais cela lui éviterait, si tout finissait en cour martiale, d’être au nombre des accusés.

— Ne me dites pas, intervint Gossett, que vous voulez larguer les cacatois, monsieur Herrick ?

Bolitho pivota d’un bloc :

— Moi, si, monsieur Gossett ! Depuis des mois, vous me cassez les oreilles en me vantant les mérites de ce vaisseau ; eh bien, voici le moment de vous justifier !

Gossett ouvrit la bouche comme pour protester, puis il vit la position des épaules de Bolitho et décida de n’en rien faire.

— Rappelez les deux bordées, ordonna Herrick. Et dites au maître voilier de se tenir prêt à remplacer toute voile déchirée.

Il se retourna pour observer Bolitho qui faisait les cent pas sur le pont à la gîte. Il était trempé jusqu’aux os et son bras blessé, dont on venait à peine d’enlever les bandages et les points de suture, frottait au passage contre les filets de bastingage ; le capitaine de vaisseau semblait ne pas s’en apercevoir.

Il nous porte à bout de bras, songea le lieutenant. Il ne rate pas une occasion de se faire du souci pour nous tous, mais jamais il n’accepte notre aide.

Une puissante lame souleva la hanche du vaisseau et le lieutenant agrippa la lisse ; la déferlante passa des deux bords avec un grondement chuintant, comme un rouleau sur un récif. Le claquement des pompes résonnait de façon plus retentissante que jamais ; quand Herrick essuya ses yeux qui le brûlaient, il vit les vergues consentir sous la pression du vent, le ventre de chaque voile avait l’air aussi dur que de l’acier martelé. Mais le vaisseau répondait à la barre. Dieu seul sait, s’émerveilla le second de l’Hyperion, pourquoi ce vieux tas de bois a l’air de comprendre, mieux que nous autres encore, que Bolitho est pressé.

 

Il leur fallut deux longues journées pour atteindre Saint-Clar, deux jours de lutte sans relâche contre un vent exactement contraire. Quand les hommes n’étaient pas affairés à prendre des ris ou à actionner les brimbales des pompes, ils devaient faire face à une liste de plus en plus longue de travaux de matelotage et de voilerie, coudre de la toile et épisser des manœuvres comme si leur vie en dépendait – ou plutôt parce que leur vie en dépendait. Le vent hurlait dans les voiles surmenées et l’Hyperion prenait une gîte terrifiante, les sabords inférieurs dans l’eau. Bolitho menait son vaisseau à un train d’enfer, sans répit ni concession. C’était un combat entre le navire et son commandant, avec la mer furieuse et le vent comme ennemis communs.

Les matelots comme les officiers renoncèrent à observer la flèche prise par les vergues, ou à écouter la plainte lancinante du vent dans le gréement. Ils étaient au-delà de tout ça. S’ils avaient eu le temps ou la force de se poser des questions, c’est vers Bolitho qu’ils se seraient tournés, lui qui aplanissait les difficultés les unes après les autres, alors que chacun se demandait comment il pouvait continuer ainsi sans repos ni sommeil.

Pendant le quart du matin, le deuxième jour, l’Hyperion doubla le promontoire nord et vira de bord pour embouquer le détroit. Tout espoir de pouvoir mouiller sans encombre s’évanouit au spectacle qui attendait l’équipage exténué : ce furent encore de durs moments d’angoisse. Enfin l’ancre plongea dans l’eau profonde, juste à l’ouvert de l’entrée. A l’abri des rafales du vent, ils percevaient facilement le grondement menaçant de l’artillerie ; de temps à autre, on entendait s’effondrer un pan de maçonnerie sous le choc d’un boulet bien ajusté en pleine ville.

Bolitho balaya le détroit de l’objectif de sa lorgnette et vit un grand panache de fumée qui se déployait derrière les maisons blotties les unes contre les autres ; nombre de toits étaient béants ou sévèrement endommagés. Ils avaient dû mouiller en eau profonde car l’avant-port était encombré de navires chassés des jetées et des bassins par le feu du canon. Le Tenacious et la Princesa espagnole étaient les plus proches de la ville ; deux vaisseaux de transport rappelaient sur leurs ancres à très faible distance l’un de l’autre : on n’avait pu ménager les cercles d’évitement de rigueur pour éviter un abordage en cas de saute de vent imprévue.

Le capitaine de vaisseau referma sèchement sa lunette. Il n’y avait pas moyen d’accéder au port. Ils étaient mouillés au dernier emplacement disponible pour se protéger de l’ennemi et ne pouvaient reculer davantage : derrière eux, il n’y avait que la mer.

— Mon canot ! lança-t-il sèchement. Je vais au quartier général de l’amiral.

Il avait remarqué que le Tenacious n’arborait pas la marque de Pomfret. Herrick se hâta vers l’arrière :

— Dois-je vous accompagner, commandant ?

Bolitho secoua la tête :

— A vous le soin jusqu’à mon retour. Surveillez soigneusement le câble d’ancre : il ne faudrait pas que nous chassions et que nous soyons mis au plain comme notre vieil ennemi.

Il regarda d’un œil morne les restes carbonisés du Saphir sous la balise :

— J’ai l’impression que nous arrivons au tomber du rideau !

Bolitho regarda Allday guider les hommes aux palans et son canot virer au-dessus du passavant sous le vent.

— Il me faut M. Inch, continua-t-il, et douze bons nageurs. Qu’ils soient bien équipés et armés. Quelle que soit la situation, je ne veux pas que nos hommes ressemblent à des soldats en déroute.

— Je vois, observa Gossett à la cantonade, que le transport Vanessa a appareillé. Et c’est tant mieux pour lui, si vous voulez mon avis !

Bolitho laissa Gimlett lui enfiler son habit. Le départ de la Vanessa était le seul coin de ciel bleu au milieu des nuages, songea-t-il, sombre. Il avait laissé à Ashby le soin de s’assurer que la jeune fille serait embarquée à bord du premier navire à quitter le port à destination de l’Angleterre. Il lui avait donné de l’argent, et une lettre pour sa sœur à Falmouth. Cheney Seton pouvait se présenter là-bas quand elle voulait, on s’occuperait chaleureusement d’elle.

— Le canot est armé, commandant ! annonça le lieutenant Rooke en le dévisageant. On dirait que tout ce que nous avons fait n’a servi à rien, n’est-ce pas, commandant ?

Bolitho enfonça son bicorne jusqu’aux oreilles et répliqua :

— Un risque calculé n’est jamais entièrement perdu, monsieur Rooke. Vous connaissez assez les jeux de cartes pour le savoir !

Et il se hâta vers son canot où Inch et son escouade de débarquement s’entassaient déjà comme harengs dans un tonneau.

A longs coups d’aviron réguliers, le canot s’engagea entre les autres navires ; Bolitho vit des matelots, debout bras ballants sur les passavants ou accroupis sur les hunes, qui regardaient la ville en silence. Ils devaient comprendre que leurs navires étaient de plus en plus exposés ; ils ne pouvaient que regarder et attendre l’inéluctable retraite finale.

Une nouvelle estacade avait été gréée un peu plus haut dans le port, mais elle n’empêchait pas les bateaux d’entrer. Bolitho observa les restes disloqués de barques de pêche et autres petites embarcations, dont certaines étaient carbonisées au point que l’on ne pouvait les identifier : elles étaient retenues de place en place le long de l’estacade, qui ne servait qu’à empêcher ces épaves de dériver en aval vers les vaisseaux au mouillage. Dans ce détroit encombré, le moindre brûlot transformerait l’escadre en brasier infernal.

Les nageurs halaient en silence sur leurs manches, jetant les yeux d’un côté et de l’autre : à l’évidence, la situation était catastrophique. Sur la rive nord du port se trouvaient les maisons les plus durement touchées ; plus d’une était en feu, mais personne ne semblait s’en soucier ; d’autres, éventrées, béaient vers le ciel, désertes et abandonnées au milieu des nappes de fumée qui s’étiraient sans fin. Près de la jetée gisaient les épaves d’autres embarcations ; quand il atteignit les marches de l’escalier, Bolitho remarqua un visage blafard sous la surface de l’eau : il avait encore les yeux ouverts, comme s’il continuait à observer le monde des vivants.

— Allday, ordonna-t-il sèchement, reste ici avec l’équipage ! Je vais en ville.

Il largua la dragonne de l’épée qu’il portait au côté, tandis qu’Inch alignait les matelots sur deux rangs le long de la jetée.

— Nous pouvons nous attendre à tout, alors ouvre l’œil !

Allday acquiesça et sortit son sabre d’abordage :

— A vos ordres, commandant !

Il huma l’air comme un limier :

— Appelez-nous si vous avez besoin d’aide.

Bolitho s’engagea rapidement dans la rue en pente, ses gardes du corps sur les talons. La situation était bien pire qu’il ne se l’était imaginé : il aperçut des gens accroupis comme des animaux au milieu des ruines, incapables de réagir ou trop terrorisés pour quitter les décombres de leurs maisons ; des cadavres gisaient parmi les éboulis, déjà oubliés dans toute cette confusion. Dominant le crépitement des flammes et le grondement des canons, il entendait parfois le gémissement d’un lourd boulet, immédiatement suivi par le choc sourd de l’impact.

Inch s’essoufflait à le suivre, il était en sueur sous son bicorne :

— On dirait de l’artillerie lourde, commandant. Les Grenouilles doivent être dans les collines au sud-ouest, pour avoir une telle portée !

Son visage se crispa tout aussitôt : un projectile venait de frapper une maison toute proche, déclenchant une avalanche de briques cassées et de poussière.

A l’angle de la place, Bolitho vit un petit détachement de fusiliers marins crasseux. Ils étaient groupés autour d’un feu et regardaient en silence une grosse marmite noire qu’ils avaient suspendue à un morceau de tringle à rideau. Bolitho eut un haut-le-corps quand il comprit qu’il s’agissait d’hommes à lui : les fusiliers se tournèrent pour le regarder et un grand sergent se mit au garde-à-vous sans lâcher une moque qu’il tenait à la main.

Bolitho lui fit un signe de tête :

— Sergent Best ! Je suis heureux de voir que vous disposez de tout le confort !

Le visage douteux du sergent s’éclaira d’un sourire serein :

— Oui, commandant. Le capitaine Ashby a posté nos garçons tout autour du quartier général, expliqua-t-il avec un geste en direction de la splendide demeure. Les artilleurs français essaient de lâcher une bordée sur ce bâtiment, mais l’église les en empêche.

Il s’interrompit : un boulet venait de traverser le toit de l’église, arrachant la girouette étincelante qui tomba, comme le cadavre d’un oiseau, dans la rue en contrebas. Avec un intérêt tout professionnel, il ne put s’empêcher d’observer :

— Il y a du progrès, je crois !

Bolitho émit un grommellement et se hâta vers le portail. D’autres fusiliers marins étaient à l’intérieur de l’enceinte. Certains dormaient, couchés entre les mousquets rassemblés en faisceaux ; d’autres étaient debout ou accroupis sur les marches du perron : leurs visages étaient marqués par la fatigue et la tension. Comme Bolitho approchait, un caporal lança d’une voix rauque :

— Hyperion ! Garde-à-vous !

Les fusiliers poussiéreux, comme des drogués sortant de transe, se levèrent en titubant et se mirent au garde-à-vous : à la vue de leur commandant, leur ressentiment faisait place à une joie timide.

— Cela fait plaisir de vous voir, commandant ! s’exclama l’un d’eux. Quand est-ce que nous pourrons partir d’ici ?

Bolitho passa devant eux sans ralentir :

— Je me suis dit que vous preniez du bon temps, alors je suis venu avec de quoi vous occuper vraiment !

Les rires que souleva sa stupide remarque l’agacèrent. Leur confiance en lui était totale ; maintenant qu’ils l’avaient vu, ils étaient complètement rassurés : sa familiarité et leur certitude d’appartenir au même bord changeaient tout pour eux. Il trouva le capitaine Dash assis derrière le bureau imposant de Pomfret, la tête dans les mains :

— Attendez dans le couloir, ordonna Bolitho à Inch, et empêchez les hommes de s’égailler.

Puis il ferma la porte derrière lui et s’avança vers le bureau. Dash se frotta les yeux et le regarda :

— Dieu du ciel ! Est-ce que je rêve ?

Avec un gros effort, il se redressa :

— Quelle joie de vous revoir !

Bolitho s’assit familièrement sur le bord du bureau :

— Je serais bien venu plus tôt mais…

Il haussa les épaules : tout cela était du passé. Il ajouta :

— Alors, c’est grave ?

Dash passa les mains en travers de la grande carte, d’un geste aussi las qu’abattu :

— C’est désespéré, Bolitho ! L’ennemi reçoit chaque jour de nouveaux renforts.

Il pointa un doigt en direction de la ville :

— Nous sommes complètement cernés. Nos hommes ont perdu les collines et la route. Toutes nos lignes reculent. Demain, nous nous battrons peut-être dans les rues.

Il désigna du doigt le promontoire sud représenté sur la carte :

— S’ils nous délogent de là, c’en est fait de nous. Une fois que les Français auront installé leur artillerie sur ce promontoire, ils pulvériseront nos vaisseaux en quelques heures. Si cela arrive, nous ne pourrons même plus nous replier.

Bolitho l’observa avec attention. Quelque chose chez Dash avait changé, mais il ne parvenait pas à comprendre quoi.

— Que fait l’amiral ? demanda-t-il doucement.

Il vit Dash sursauter et blêmir avant de répondre :

— Sir Edmund est malade. Je pensais que vous étiez au courant.

— Oui, Leach m’a prévenu.

Dash tapotait nerveusement sur le bureau :

— Mais qu’a-t-il donc ?

Dash se leva et s’avança vers une fenêtre :

— Un brick nous a apporté des nouvelles de Toulon. Tout est fini. Lord Hood nous a ordonné d’évacuer le port et de détruire toutes les installations et tous les navires au dernier moment.

Il se baissa instinctivement, une explosion toute proche ayant détaché quelques gravats du plafond. Il ajouta d’un ton farouche :

— De toute façon, il n’y aura plus grand-chose à détruire à ce moment-là.

— Et Toulon ?

Bolitho sentait son estomac se contracter : il connaissait déjà la réponse. Dash haussa brutalement les épaules :

— C’est comme ici. Dans les semaines qui viennent, ils vont évacuer complètement.

Bolitho se leva et se croisa les mains dans le dos :

— Et qu’est-ce que l’amiral a dit de cela ?

— J’ai cru qu’il allait avoir une crise d’apoplexie !

Bolitho se tourna, son visage était à contre-jour :

— Il a tempêté, fulminé ; il a hurlé des insultes à tout le monde, y compris à moi, puis il s’est claquemuré dans sa chambre.

— Quand était-ce ?

Bolitho était sûr qu’il n’avait pas encore appris le pire.

— Il y a quinze jours.

— Quinze jours ?

Bolitho regardait Dash avec une stupeur non dissimulée :

— Mais qu’avez-vous donc fait pendant tout ce temps ?

Dash rougit jusqu’aux oreilles :

— Mettez-vous à ma place, Bolitho. Comme vous le savez, je ne suis pas aristocrate : je suis entré par la petite porte, j’ai fait mon chemin à la force des poignets. A dire vrai, jamais je n’aurais cru monter si haut. Mais, poursuivit-il d’un ton plus dur, maintenant que j’ai réussi, j’entends bien ne pas déchoir.

Froidement, Bolitho rétorqua :

— Que cela vous plaise ou non, c’est vous qui exercez le commandement ici tant que Pomfret est malade.

Il donna du poing sur le bureau :

— Vous devez agir ! En l’occurrence, vous n’avez pas le choix.

Dash désigna d’un geste large le reste de la pièce :

— Je n’ai pas le droit de prendre d’initiative ! Qu’est-ce que sir Edmund va penser de moi ? Et qu’est-ce qu’ils vont dire en Angleterre ?

Bolitho le fixa pendant plusieurs secondes. Au combat, Dash n’avait peur de rien. Il était capable de se battre jusqu’au bout, à un contre cent, son vaisseau en miettes. Mais là, il était complètement dépassé. Le commandant de l’Hyperion se remémora alors la ville battue en brèche et ces hommes, Fowler par exemple, qui avaient acquis la première victoire. Il se fit cruel :

— Vous croyez vraiment que votre carrière, votre vie même ont une telle importance ?

Il vit Dash vaciller comme s’il l’avait giflé ; mais il poursuivit :

— Pensez à tous ces gens qui comptent sur vous. Oserez-vous me dire encore que vous hésitez ?

Dash répondit véhémentement :

— Je vous ai envoyé quérir, je voulais que vous sachiez…

— Je sais pourquoi vous aviez besoin de moi, capitaine Dash !

Au-dessus de la carte poussiéreuse, Bolitho le regardait bien en face :

— Vous vouliez que je vous rassure, que je vous confirme qu’il était urgent d’attendre.

Il se détourna, écœuré par la pusillanimité de Dash et la violence de ses propres phrases.

— Je n’en disconviens pas, repartit Dash qui semblait étouffer. J’ai toujours obéi aux ordres. Il m’a toujours suffi de faire mon devoir : jusque-là, je comprends.

Il baissa les yeux sur la carte :

— Mais ici, je suis perdu, Bolitho. Au nom du ciel, prêtez-moi main-forte !

— Fort bien.

Bolitho n’avait pas le temps de mettre le moindre baume sur l’amour-propre écorché de son interlocuteur :

— Je vais voir Pomfret. Pendant ce temps, occupez-vous de convoquer une réunion.

Il s’appliquait à considérer les choses sans amertume :

— Réunissez ici sur l’heure tous les principaux officiers. Pouvez-vous faire cela ? Et convoquez également le maire, Labouret.

Dash grommela :

— Etes-vous bien sûr de ce que vous faites, Bolitho ? S’il arrivait quelque chose à présent…

Bolitho le toisa d’un air grave :

— C’est vous qui en seriez blâmé. Je sais également, si cela peut vous consoler, que je serais moi aussi dans le même panier !

Il s’avança vers la porte et ajouta tranquillement :

— Mais une chose est sûre, capitaine Dash. Si vous restez là, assis à ne rien faire, vous ne pourrez plus jamais vous regarder dans la glace. Vous prouveriez que le niveau de responsabilités auquel vous avez aspiré toute votre vie est trop haut pour vous. Et que, la seule fois où les enjeux étaient vraiment importants, vous avez échoué !

Puis il se détourna et franchit la porte. Il donna un ordre bref à Inch :

— Mettez-vous à la disposition du capitaine Dash. Il a besoin d’estafettes. Exécution !

Puis il s’élança dans l’escalier courbe et se dirigea vers la porte gardée par un fusilier marin.

L’intérieur de la chambre était sombre comme la nuit ; à tâtons, Bolitho s’avança vers les rideaux et, du bout de sa chaussure, fit rouler quelque chose qui alla tinter contre le mur. Mais son odorat lui avait déjà révélé la nature de la maladie de Pomfret ; quand il ouvrit les rideaux et regarda dans la pièce, il sentit une nausée irrépressible lui monter à la gorge. Pomfret gisait en travers du grand lit, les bras en croix, la bouche grande ouverte, et respirait avec lenteur. Des bouteilles vides, des verres cassés et quelques vêtements et meubles qu’il avait mis en pièces de ses propres mains, gisaient autour du lit et sur le splendide tapis. Bolitho serra les mâchoires et se pencha au-dessus du lit. Pomfret n’était pas rasé, son visage luisait de sueur. Il avait vomi dans ses draps, toute la pièce était imprégnée d’une fétide odeur de bouge. Il empoigna l’épaule de l’amiral et le secoua, sans crainte des conséquences ni souci de la colère de Pomfret ; il avait l’impression de secouer un cadavre.

— Réveillez-vous, morbleu !

Il se fit plus brutal et Pomfret émit un vague grognement, sans plus. Les yeux de Bolitho tombèrent alors sur des papiers froissés posés sur une table de nuit. Il reconnut le tampon officiel, les armoiries bien connues du papier à en-tête et la belle écriture régulière.

Il fit le tour du lit et entreprit la lecture des ordres que l’amiral avait reçus de Toulon. Un moment, il s’arrêta et tourna la tête pour regarder les traits déformés de Pomfret. Tout s’expliquait : le commentaire de Herrick disant que Pomfret voulait saisir sa dernière chance de se racheter ; la détermination de l’amiral à forcer la victoire pour emporter Saint-Clar… S’il avait reçu l’aide et les renforts attendus, il aurait pu réussir, se dit tristement Bolitho.

Il poursuivit sa lecture ; plus il comprenait, plus il désespérait.

Lord Hood n’avait jamais eu l’intention de tenir Saint-Clar plus longtemps que nécessaire, le théâtre des opérations étant principalement à Toulon. Saint-Clar n’était qu’une diversion. Si le débarquement de Toulon avait réussi, l’échec de Saint-Clar n’aurait pas revêtu une pareille importance. Mais compte tenu des pressions et des complications auxquelles lord Hood devait faire face, il n’avait pas eu de temps à consacrer aux soucis de Pomfret. Les ordres étaient clairs : il fallait détruire les équipements et les bateaux avant de se retirer. Mais les yeux de Bolitho restèrent comme fascinés par la dernière phrase ; son cœur se glaça, découvrant la froide simplicité de ces ordres : « Etant donné l’insuffisance du nombre des vaisseaux et la proximité des forces ennemies, l’évacuation des civils de Saint-Clar ne peut être envisagée. »

Bolitho s’assit ; il garda les yeux fixés sur la feuille de papier jusqu’à ce que les lignes se chevauchent comme dans un brouillard. Pomfret avait dû lire ces ordres dans ce même fauteuil, songea-t-il. Mais l’amiral, entre les lignes officielles des exigences qu’on lui énonçait, y avait lu sa propre perte. Il resterait dans les chroniques comme celui qui avait abandonné les monarchistes de Saint-Clar à leur destin, c’est-à-dire à la mort ou à des traitements pires encore, trop atroces pour être imaginés. De nouveau, Bolitho se tourna pour observer le visage de Pomfret. Il parla haut et fort :

— Et vous n’y étiez pour rien ! Dieu du ciel, vos supérieurs ne s’étaient même pas posé la question !

Avec un juron, il froissa en boule les papiers et les lança à travers la pièce. Il se remémora alors la surprise de Herrick en voyant Pomfret refuser un second verre. Sur ce point-là également, l’amiral avait lâché prise. Chaque instant qui passait confirmait à Bolitho à quel point l’effondrement de Pomfret était complet, manifeste et effroyable.

Pendant ce temps, des hommes étaient morts, des familles avaient péri sous leurs maisons effondrées. Tout cela parce que deux officiers, soudain amorphes, s’étaient refusé à prendre des décisions. Au rez-de-chaussée, Dash était resté dans l’attente des ordres qui le libéreraient de toute responsabilité ; et Dieu seul savait ce que faisait Cobban, s’il était encore vivant.

Bolitho se leva et entrevit son image dans un miroir à cadre doré ; il avait les yeux fous et de profondes rides de fatigue des deux côtés de la bouche : il crut voir un étranger.

— C’est moi, dit-il à haute voix, qui ai démarré tout cela et non pas vous !

Sur le lit, Pomfret eut un grognement et un filet de bave coula sur sa joue.

Puis Bolitho gagna rapidement la porte et vit Fanshawe, les bras ballants, devant une fenêtre.

— Venez ici ! lui dit-il.

Le lieutenant de pavillon pivota sur ses talons comme s’il venait de recevoir une balle de mousquet ; Bolitho le dévisagea, impassible, et continua sur un ton glacial :

— Allez chez l’amiral, faites nettoyer la chambre.

Fanshawe glissa un regard anxieux par la porte :

— Les domestiques sont tous partis, commandant !

Bolitho lui happa le bras :

— Eh bien, retroussez vos manches ! A mon retour, je veux voir cette pièce en ordre. Je vous envoie mon patron d’embarcation pour vous donner un coup de main mais personne d’autre, je dis bien personne, ne doit apercevoir l’amiral. Vu ?

Il lui secoua brutalement le bras pour bien se faire comprendre :

— Nos hommes ne sont pas au courant.

Il baissa la voix :

— Et, Dieu aidant, ils comptent sur nous !

Sans un mot de plus, il dévala les escaliers ; les idées tourbillonnaient dans son esprit mais ses oreilles étaient sourdes au grondement menaçant des canons qui cernaient la ville. Il se força à quitter la maison et à faire quelques pas autour du bâtiment pour s’éclaircir les idées ; il en fit le tour tant et tant de fois qu’il en perdit le compte mais, quand il revint dans la salle d’étude lambrissée, tous les autres l’attendaient.

Labouret était assis dans un fauteuil, le menton sur la poitrine. Lorsque Bolitho entra, il se leva et, sans un mot, lui étreignit les mains. Bolitho baissa son regard sur lui et lut dans ses yeux la souffrance et la misère ; il lui dit avec douceur :

— Je sais, Labouret ! Croyez-moi, je comprends !

Labouret hocha vaguement la tête :

— Cela aurait pu être une grande victoire, M’sieu.

Il baissa les paupières mais Bolitho avait déjà vu les larmes qui ruisselaient librement sur son visage.

Le capitaine Ashby intervint :

— Cela fait plaisir de vous revoir, commandant.

Il hochait la tête d’un air sombre :

— Je ne trouve même pas de mots pour le dire !

Bolitho cherchait quelqu’un :

— Où est le colonel Cobban ?

Un jeune capitaine d’infanterie se hâta de répondre :

— Il m’a envoyé pour le représenter. Il n’était pas… euh… il ne pouvait pas venir.

Bolitho le regarda avec froideur :

— Ça ne fait rien.

Il aperçut le colonel espagnol, assis dans le même fauteuil que la fois précédente ; son uniforme était aussi net que s’il se rendait à un défilé. L’Espagnol le gratifia d’un signe de tête bref et se remit à regarder ses bottes. Le capitaine Dash se décida péniblement à ouvrir la séance :

— Euh… Si vous êtes prêt à commencer, Bolitho ?

Bolitho se tourna vers les autres. Dash n’avait pas annoncé clairement qu’il lui remettait le commandement.

— Nous n’avons guère de temps, commença-t-il d’une voix douce. Nous débutons l’évacuation complète immédiatement.

Ils se regardèrent les uns les autres en l’écoutant parler. Étaient-ils surpris ? Soulagés ? C’était difficile à due. Le capitaine de vaisseau poursuivit :

— Nous allons adresser un signal général à toute l’escadre pour qu’elle envoie des embarcations. Nous commencerons par les blessés. Y en a-t-il beaucoup ?

Les soldats répondirent d’un ton tranchant :

— Plus de quatre cents, commandant.

— Parfait ! Embarquez-les sans délai à bord de l’Erebus et du Welland. Le capitaine Dash va prendre toutes les dispositions nécessaires pour vous faire aider par ses matelots.

Il glissa un regard rapide à Dash, s’attendant un peu à quelques protestations, une étincelle au moins de dignité. Mais le capitaine de pavillon se contenta de hocher obligeamment la tête en murmurant :

— Tout de suite, commandant, tout de suite !

Et il quitta la pièce. Bolitho le regarda passer. Morbleu, en voilà un qui n’est pas fâché de déguerpir, songea-t-il, amer. Puis il oublia Dash, car Labouret l’interrogeait d’une voix posée :

— Et qu’est-ce que je vais dire à mes gens, commandant ? Comment oserai-je me présenter devant eux ?

Manifestement, il connaissait le contenu des ordres de Pomfret, ou il l’avait deviné. Bolitho se tourna face à lui :

— Pendant que nous embarquons nos blessés, M’sieu, renseignez-vous pour savoir combien de personnes souhaitent partir avec nous.

Il vit la lèvre du Français trembler et poursuivit :

— Tous ceux qui le souhaitent trouveront de la place sur nos navires. Je n’ai pas grand-chose à vous promettre, mon ami, mais au moins vos vies seront sauves !

Labouret le fixa plusieurs secondes, comme s’il cherchait à déchiffrer un secret intérieur ; puis il dit d’une voix étouffée :

— Jamais nous n’oublierons, commandant ! Jamais !

Et il sortit.

— Le Harvester, continua Bolitho, ne va pas tarder à arriver avec les bagnards. Eux aussi, nous pouvons les répartir sur les deux transports.

Le colonel espagnol tressaillit dans son fauteuil, une étincelle de rage dans le regard :

— Quoi ? Des blessés, de maudits paysans, et maintenant des bagnards par-dessus le marché ? Et mes chevaux, commandant ? Comment vais-je les faire embarquer sur les deux transports ?

— Et les pièces d’artillerie, commandant ? renchérit un capitaine d’infanterie.

Bolitho regardait vers le palier : un fusilier marin montrait à Allday le chemin de la chambre de Pomfret. Puis il repartit tout uniment :

— Ils resteront sur place, messieurs. Les hommes d’abord.

Il soutint fermement leurs regards conjugués jusqu’à leur faire baisser les yeux :

— Je n’ai pas peur de le répéter : les hommes d’abord !

Le colonel se leva et s’avança vers la porte. Au moment de sortir, il lança sa flèche du Parthe :

— A mon avis, commandant, vous êtes un imbécile ! Mais certainement pas un lâche !

Ils entendirent le cheval de l’Espagnol franchir le portail au trot, puis Bolitho continua :

— A présent, montrez-moi la position de nos troupes. Si nous voulons réussir notre évacuation, il faut qu’elle soit bien organisée et que nul ne cède à la panique.

Une demi-heure plus tard, ils quittaient tous la pièce, à l’exception d’Ashby.

— Eh bien, avez-vous quelque chose d’autre à me dire ?

Bolitho se sentait totalement exténué. Ashby rectifiait le tomber de sa tunique, tripotait sa ceinture. Enfin il répondit :

— Je n’ai pas encore eu le temps de vous en faire part, commandant, mais Mlle Seton est encore ici, à Saint-Clar.

Bolitho braqua son regard sur lui :

— Vous dites ?

— J’ai essayé de l’embarquer sur la Vanessa, commandant.

Ashby n’en menait pas large :

— C’est elle qui a insisté pour rester. Elle travaillait à l’hôpital.

Un rayon de soleil alluma une lueur dans son regard lumineux :

— Elle s’est conduite de façon exemplaire pour tous, commandant.

Bolitho répondit doucement :

— Merci, Ashby. Je vais aller la voir moi-même.

Il ramassa son chapeau et sortit dans le tonnerre de la bataille.

 

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